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Face à la tension géopolitique grandissante et la dégradation des conflits armés, notamment en Ukraine, la France se prépare. Avec l’objectif, à horizon 2030, que le pays soit « réarmé, matériellement et moralement, pour prévenir, faire face et gagner avec ses alliés et partenaires une guerre majeure de haute intensité dans le voisinage de l’Europe », lit-on dans la Revue Nationale Stratégique 2025 parue le 14 juillet. Pour se donner les moyens de ses ambitions, l’Etat a rehaussé de 40 % le budget aux armées dans la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, à 413,3 Md€. Bien décidé à mobiliser les financements publics et privés pour accompagner la montée en cadence des sous-traitants de la filière, Bercy a d’ailleurs réuni en mars entrepreneurs de la base industrielle et technologique de défense (BITD) et professionnels de l’investissement. L’occasion de rappeler le périmètre de cette industrie, rassemblant les entreprises intervenant dans la conception et production des équipements pour les armées, et leur fragilité économique avec des marges plus faibles que dans le reste de l’économie, un endettement plus élevé et une sous-capitalisation. Leurs besoins de financement en fonds propres sont ainsi estimés entre 1 et 3 Md€ sur les cinq prochaines années. « Le portrait-robot d’une entreprise de la BITD est une PME d’environ 50 employés, réalisant 6 à 8 M€ de chiffre d’affaires dont moins de 20 % pour le secteur de la défense », chiffre le gouvernement.
Un terrain hétérogène
Parmi les 4 500 entreprises de la BITD officiellement recensées, 80 % réalisent toutefois moins de 6 M€ de revenus. « Le ramp-up dans la défense est en cours. Les fournisseurs de rang 2 et rang 3 ont besoin d’une certaine visibilité pour passer les investissements nécessaires, analyse Aymeric Gobilliard, associé et MD chez AlixPartners. La hausse des volumes augmentera la rentabilité, mais c’est un sujet politique et de capacités industrielles européennes. » Sur les 800 sociétés qualifiées de stratégiques, plus de 20 % comptaient déjà un fonds de private equity à leur capital d’après France Invest. Les besoins sont réels, mais les deals peinent à décoller. « Il n’y a pas tant de sociétés de défense avec de fortes barrières à l’entrée et de taille significative », relevait Jean-Hubert Vial, associé chez HLD, lors de la conférence sur le financement de la croissance des PME & ETI de défense et de souveraineté organisée par Allinvest et Fontaine Avocats à l’Ecole Militaire début juillet. Le GP avait notamment racheté Exosens à Ardian en 2021 et figure au capital de l’équipementier aéronautique civil et de défense Aresia. Du fait de son actionnariat familial, la société d’investissement a pu s’abstraire des contraintes, et notamment des critères d’exclusion du secteur de la défense appliqués par la plupart des fonds traditionnels. Le secteur est historiquement délaissé par les investisseurs, notamment sur les activités industrielles jugées moins attractives que les jeunes pousses technologiques. Pour pallier ce manque, la Direction Générale de l’Armement a ainsi créé en 2018 le fonds de co-investissement Definvest pour soutenir en fonds propres et quasi-fonds propres les PME clés de la BITD et des pépites technologiques du secteur et en avait confié la gestion à Bpifrance. Doté de 100 M€, sa durée de vie est prolongée à 30 ans et il a investi 70 M€ dans 29 entreprises et a réalisé deux sorties, Fichou et Preligens. La banque publique intervient par ailleurs en capital-risque à travers le Fonds Innovation Défense de 450 M€ lancé en 2021 et visant les sociétés duales ou civiles dont les technologies ou services peuvent intéresser le secteur de la défense. Depuis, des acteurs privés se sont saisis de la thématique au regard de l’évolution de l’environnement (voir tableau ci-dessous).
Des initiatives privées ciblées
Précurseur, Weinberg Capital Partners a dépassé début 2025 l’objectif de levée de son fonds dédié à la sécurité et à la défense, Eiréné, à 215 M€, deux ans après un premier closing à 100 M€. Misant un ticket moyen de 40 M€ par deal, le GP compte déjà trois participations, Chesneau-Serret et Magellium Artal depuis février dernier et Semip Codechamp dont il a pris le contrôle il y a deux ans. S’il n’a pas attendu l’appel de Bercy, il a rouvert la souscription de son FPCI en mars. « L’événement à Bercy en mars 2025 a été moteur. Mais les choses n’ont pas changé, il y a toujours des armes interdites et des armes autorisées. Dans notre investissement, nous avons été tenus d’exclure munitions et armes en état fini », indiquait Lionel Mestre, associé chez Weinberg Capital Partners et directeur général de l'expertise Eiréné, à la conférence tenue à l’Ecole Militaire. « Depuis le 1er janvier, nous avons identifié moins de dix entreprises rentrant dans notre thèse. Le marché est réduit ; les investissements se trouvent plutôt en VC », précise l’investisseur. Autre convaincu de la nécessité du financement de la défense, Durandal Capital. Créée par les banquiers d’affaires de XV Finance en 2024, la SCR réalise des levées en fonction des investissements, auprès de family offices, particuliers qualifiés ou industriels du secteur souhaitant aider leurs sous-traitants. « On doit mieux faire pour pérenniser la masse de sous-traitants en France », lance Alain Emé, associé de Durandal Capital. « C’était impossible il y a trois ans pour eux d’avoir des fonds de dette, voire des fonds propres. Les start-up sont déjà bien aidées par les financements publics, de business angels, VC ou corporate. La partie déficiente c’est le capital-développement, souligne l’investisseur. La défense pèse 9 % du PIB français, nous ne sommes pas compétitifs. Il faut aller à l’export. »
Des levées en cours
Ces derniers mois, des acteurs établis sur d’autres verticales mettent sur pied des véhicules pour la défense. Historiquement positionné sur les actifs cotés, New Alpha AM a noué un partenariat avec l’équipe d’Allstrat, société de conseil créée en 2024 et dédiée à la défense et à la souveraineté industrielle. L’objectif est de tester l’appétit des investisseurs en vue de lever un véhicule de capital-développement et de growth equity, New Alpha Austral Défense, en pré-marketing. Isalt, qui gère déjà le FSP et le FST, a pour sa part lancé Stratégie Horizon Dual, visant autour de 450 M€. Ce nouveau fonds investira des tickets de 30 M€ en moyenne pour des participations minoritaires dans une quinzaine de PME et ETI de l’industrie duale, dans les domaines de l’espace, de l’IA, de la cybersécurité et de l’innovation, avec un univers européen. Sur le small cap, encore peu adressé, Ciclad est en train de lever un fonds de 120 M€ dédié à la filière, Si Vis Pacem, avec le réseau de business angels dédié aux technologies stratégiques et applications duales Défense Angels et devrait arriver à une première étape dans les prochains mois. Sans oublier Tikehau Ace Aéro Partenaires 2, doté de 400 M€ apportés par Airbus, Dassault Aviation, Safran et Thalès, aux côtés de Bpifrance et du Crédit Agricole, et visant le double. Comptant déjà deux participations, Scioteq, aux Etats-Unis, et Kep Metal Solutions, le véhicule succède à un premier millésime lancé pendant le Covid pour soutenir la filière aéronautique française, duale entre applications civiles et militaires. La DGA a par ailleurs lancé en juin le Club des investisseurs de la défense dont les membres, fonds d'equity ou de dette, ont signé une « charte d’engagement » économique, de gouvernance et de souveraineté.
Un appel à l’épargne
Conformément à la volonté du gouvernement, certains investisseurs font même appel aux particuliers, comme Tikehau Défense et Sécurité, FPS evergreen souscrit à hauteur de 150 M€ par trois actionnaires du GP coté, Société Générale Assurances, la Carac et CNP Assurances, qui redistribueront cette enveloppe aux épargnants dans les contrats d’assurance-vie. Héphaïstos, le fonds de dette privée de Sienna IM pour la BITD européenne, a reçu le soutien de La France Mutualiste à hauteur de 30 M€ pour un objectif de levée visant entre 500 M€ et 1 Md€, devrait également s’ouvrir au retail. Il déploiera des tickets compris entre 5 et 20 M€. « On ne finance pas en dette ce qu’on finance en equity », souligne Olivia Noirot-Nerin, directrice d’investissement en dette corporate chez Sienna IM, qui relève « un changement en mars, avec le discours de Munich puis de Bercy sur la BITD. Maintenant les investisseurs ne se demandent plus s’ils vont investir dans la défense mais comment. » Bpifrance conçoit également un fonds retail dédié au secteur. Bpifrance Défense, qui devrait être accessible à partir de 500 €, vise à financer les PME non cotées de la BITD opérant dans la défense donc, mais aussi de la cybersécurité et des technologies souveraines. L’ouverture à la souscription de ce fonds evergreen d’une taille cible de 450 M€ est prévue à l’automne 2025. « Pour le retail, il faudrait une dénomination “fonds défense”, avance Martin Vial, vice-président de France invest. Nous proposons à nos amis assureurs une charte permettant d’élargir la base de LPs afin de recycler les actifs pour qu’ils restent européens. »
Vers une Europe de la défense ?
Car l’enjeu du financement de la défense est avant tout celui de la souveraineté. Si la défense relève de la compétence nationale, l’Europe s’engage pour accompagner ses Etats membres. En mars, la Commission a présenté son plan ReArm Europe comprenant notamment 150 Md€ de prêts pour des projets de défense communs et la levée des restrictions de la BEI pour financer les entreprises de défense. En juin, le Conseil européen a mis en place un programme pour l’industrie européenne de la défense de 1,5 Md€ de subventions jusqu’à fin 2027. Soit le même horizon que le Fonds européen de la défense, géré par la Commission et entré en vigueur en 2021 pour financer la R&D et doté de 8,8 Md€. L’accès à ces fonds de l’UE par les Etats projette par ailleurs d’être soumis à un minimum d’acquisitions en matière de défense de 65 %, en valeur, réalisées auprès de pays de partenaires européens. Avant ces annonces, les membres de l’UE avaient déjà augmenté les dépenses de défense de plus de 30 % entre 2021 et 2024 pour atteindre 326 Md€, dont 88,2 % pour l’acquisition de nouveaux produits de défense. Au total, les dépenses de défense représentent 1,9 % du PIB de l’UE. En tête, l’Allemagne, avec 77,8 Md€ en 2024, soit 2,1 % de son PIB, en augmentation de 28 %, d’après l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. Le pays s’engage dans un plan sur dix ans de 1 000 Md€ pour la défense, avec un fonds de 500 Md€ pour les infrastructures de la filière. « Le financement de la défense, c’est la problématique de l’Etat, qui passe les commandes. Le monde financier et bancaire vient, lui, financer l’industrie de défense, pour faciliter la réalisation des commandes d’Etat », appuie Jean-Marc Duquesne, délégué général du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat). L’objectif est bien d’acheter européen, mais chaque pays conserve sa prérogative en matière d’armement.
Une exit liée à la souveraineté
Les acteurs de la finance jouent, eux aussi, la carte de la fédération. « Des initiatives de consolidation naissent dans la chaîne de valeur, à l’image de Visco ou de Chesneau-Serret (dans les domaines de l’usinage et la mécanique de précision, Ndlr). C’est le bon moment pour faire émerger des plateformes de buy-and-build », analyse Bertrand Le Galcher Baron, directeur général d’Allinvest CF. Un moyen d’atteindre une taille plus importante, une meilleure solidité et compétitivité, et potentiellement de se présenter comme une meilleure cible à l’issue du cycle d’investissement. Car la question des sorties pour les investisseurs financiers se pose. Les fonds de private equity seront-ils limités, voire empêchés, pour vendre à l’issue de leur période d’investissement ? Dernier blocage en date, la cession de LMB Aerospace par Tikehau signée à l’américain Loar. Bpifrance pourrait fluidifier la sortie du GP, d’après La Lettre, en devenant actionnaire, comme il avait pu le faire pour la cession d’Opella à CD&R. Exosens, dont le rachat par l'américain Teledyne avait été bloqué par l’Etat en 2020 et avait finalement été repris par HLD, a trouvé en Bourse une porte de sortie. Mais l’ex-Photonis fait figure d’exception depuis le Covid, avec l’entreprise de mécanique de précision Odyssée Technologies, sur Euronext Growth. Par ailleurs, l’Agence des Participations de l’Etats détient des actions de préférence dans plusieurs entreprises dont Bull, Roxel ou Exelia, pour « protéger les droits souverains de la nation dans les sociétés aux activités sensibles » et « élargir au maximum le panel des investisseurs possibles pour accompagner le développement de ces sociétés ». Signe de la nécessité d’un attelage public-privé. Quant à l’exclusion de la défense par les fonds depuis plus de trente ans, il faudra attendre la nouvelle génération de règlements modifiés. Ou proposer la possibilité aux LPs qui bannissent le secteur de ne pas investir dans les participations en question.
Consolider le marché
La porte de sortie des fonds pourrait alors se trouver du côté de l’adossement industriel. « Il n’y a malheureusement pas beaucoup de groupes stratégiques français qui investissent dans nos PME », regrettait sur la scène de l’Ecole Militaire Thierry Quillet, délégué général adjoint du Gifas, représentant 517 acteurs de la filière aéronautique et spatiale française et organisateur du Salon International de l’Aéronautique et de l’Espace de Paris-Le Bourget. « On voit des grands groupes américains, surtout sur les belles pépites, et de plus en plus de grands industriels indiens. Il faudrait motiver les acteurs français à faire de l’intégration verticale, car il y a beaucoup de pépites en France avec de beaux Ebitda malgré leur petite taille. » L’un des axes pourrait consister à faire grandir les sociétés, à travers une stratégie de buy-and-build, pour intéresser les principaux acteurs du secteur. « La consolidation, ce n’est pas juxtaposer des sociétés comme cela a été fait dans l’aéronautique avant le Covid. Il ne faut pas imaginer qu’une BITD peut se faire sans terreau industriel. Il faut aider la BITD mais aider d’abord l’industrie dans son ensemble », enjoint Bruno Berthet, président du conseil d’Aresia, équipementier pour l’aéronautique de défense. Pour les sous-traitants de la filière, dont le développement s’inscrit dans le temps long, le premier enjeu reste le recrutement, puis la trésorerie. « La défense a le vent en poupe, on entend les annonces, mais il n’y a pas l’argent », témoignait un dirigeant de PME au Salon international de l'aéronautique et de l'espace. Un avis partagé par plusieurs acteurs présents au Bourget, qui ne voient pas encore le ruissellement dans la filière.