
Image générée par l'IA
« Les cordonniers sont les plus mal chaussés ». L’adage trouve un écho particulier chez les acteurs du non-coté, souvent plus aguerris à accompagner la transmission des PME et ETI qu’à organiser la leur. Plusieurs plans de succession étaient attendus de longue date, dont celui d’Astorg, qui a récemment donné lieu à la promotion d'un binôme pour remplacer Thierry Timsit ou encore celui d'Ardian, entamé à pas de fourmis dans la gouvernance et avec, dans les deux cas, une transmission capitalistique qui reste à définir. Clara Gaymard et Gonzague de Blignières ont, eux, passé les rênes opérationnelles à un directoire chez Raise, cette transmission ayant vocation à se refléter prochainement dans l’actionnariat. Sur les 18 derniers mois, quinze opérations capitalistiques ont par ailleurs été menées par des GPs français avec l’appui d’un investisseur externe, selon les bases CFNEWS (voir le tableau complet sous l'article), avec, pour la plupart, un volet consacré au transfert de parts entre générations. Alors que 47 % des dirigeants de 60-69 ans n’auraient toujours pas formalisé de plan de cession ou de succession au sein des PME et ETI françaises selon Bpifrance, le non-coté n’a, de toute façon, d’autre choix que de s’y atteler. « L’industrie a aujourd’hui plus de 40 ans. Un certain nombre de dirigeants vont donc devoir passer la main », rappelle Bertrand Rambaud, président de Siparex et de France Invest.
Nouveaux modes de valorisation
L’exercice n'a pourtant rien d'une sinécure. Certaines sociétés de gestion - encore naissantes en France dans les années 80 - ont aujourd'hui bien grandi. Les plus importantes d'entre elles, Ardian, Eurazeo ou Tikehau, pèsent aujourd'hui des dizaines de milliards d’euros d'actifs. Leur valorisation s'est donc envolée de concert, avec des modalités de calcul de prix qui ont tout autant évolué : en témoigne la vente d’IK à Wendel pour une valorisation de plus de 750 M€ ou l’introduction en Bourse de CVC sur une capitalisation de quelque 14 Md€. « Les récentes IPO et rapprochements entre acteurs ont entraîné une évolution du mode de valorisation du secteur, qui ne repose plus sur la valeur nette comptable mais sur l'application de multiples d’Ebitda comparables à ceux appliqués aux entreprises soutenues par les fonds », souligne Jean-Christel Trabarel, président de Jasmin Capital, pour lequel les mandats de cession de sociétés de gestion se multiplient. Les GPs français se vendraient aujourd’hui 10 à 15 fois l’Ebitda, prix auquel s’ajouterait parfois un accès au carried et aux fees pour garantir le parfait alignement d’intérêt des troupes. Avec un fort écart-type selon les transactions, la prévisibilité des cash flows (le graal pour un actionnaire) amenée par la récurrence de l’engagement des LPs étant aujourd'hui mise à mal. « La capacité des sociétés de gestion à lever de nouveaux fonds dans la durée est déterminante dans le calcul de leur valorisation. Or, celle-ci est parfois très incertaine, à plus forte raison encore dans le contexte actuel », exprime en effet Xavier Norlain, associé chez Proskauer Rose.
Financer l'acquisition
La détermination du prix n’est toutefois pas le seul écueil auquel se heurtent les sociétés de gestion, une fois l’heure de la transmission venue. « Il y a une problématique propre à notre industrie que les LPs n'intègrent pas toujours : les jeunes investisseurs sont déjà surendettés à titre individuel car ils doivent investir des sommes considérables dans les véhicules. Ils n'ont donc pas toujours les moyens nécessaires à l'acquisition de titres », souligne Stéphane Bergez, partner, head of Andera Acto et co-gérant d’Andera. Cette difficulté est d’autant plus prégnante chez les gérants en forte croissance, encore davantage contraints par un GP commitment atteignant 2 à 5 % de la taille des véhicules. De quoi faire passer à certains l’envie d’être associés au capital, surtout lorsque la valeur des titres est déterminée à l'avance selon un barème jugé injuste. « Il y a une dizaine d’années, je travaillais pour une société de gestion dont l'ancienne génération avait protocolé que toutes les transmissions futures se feraient à un prix 40 % trop élevé. J’ai donc préféré partir, sachant que je paierai ma place bien trop cher », illustre un gérant, dont l’incentive reposait principalement sur le carried. Un élément qui, à lui seul, ne permet souvent pas de motiver les équipes, comme en témoigne la série de départs chez Capza, dont l’intégralité du capital est désormais aux mains d’Axa.
Une palette d'outils élargie
Pour les sociétés de gestion en forte accélération, l’ingénierie financière est donc de mise pour tenter d’opérer les montées au capital de façon progressive. « A l’instar de la sophistication croissante observée ces vingt dernières années pour la structuration des management packages, les mécanismes destinés à impliquer la nouvelle génération d’investisseurs des sociétés de gestion – que ce soit en renforçant son engagement au capital ou en l’associant autrement aux performances – se sont largement diversifiés et professionnalisés », témoigne Xavier Norlain. La palette d’outils utilisée par les GPs est désormais tout aussi large que celle des sociétés qu’ils ont en portefeuille, allant des actions de préférence au LBO en passant par des dispositifs d’actionnariat-salarié classiques comme ce fut notamment le cas chez Turenne, qui a invité à son capital l’ensemble de ses salariés dès 2020. Aussi nombreux ces mécanismes soient-ils, les problématiques réglementaires imposent un degré de vigilance important. « Nous sommes dans l’attente des précisions relatives aux nouvelles règles fiscales pour poursuivre la mise en place des opérations d’intégration au capital de certains, de relution pour d’autres, qui sont au cœur de notre modèle de transmission », illustre Stéphane Bergez.
Anticiper les montées
Avec des financements moins conséquents à mobiliser pour mener ces recompositions capitalistiques, les acteurs du small cap et GPs à la tête de moins d’1 Md€ d’actifs semblent ainsi favorisés. Mais la clé de la réussite tiendrait surtout à des discussions apaisées. « Lorsque les parties sont soucieuses de la pérennité et de l’indépendance de la société de gestion, ce qui est généralement le cas, elles parviennent à trouver des conditions équilibrées pour la réalisation de l’opération », expose Nicolas Rostand, associé-gérant de Ciclad, qui, à sa création en 1988, était la troisième société de gestion de private equity pour compte de tiers à être agréée en France. Le GP a donc été l’un des premiers à s’attacher à sa transmission (en 2005) puis a tenté de passer l’ensemble de ses phases actionnariales de façon fluide. Les trois fondateurs ont d’abord passé le relais à des associés minoritaires (dont Nicolas Rostand), puis ces derniers sont devenus majoritaires et ont accueilli à leurs côtés de nouveaux associés minoritaires qui ont, eux mêmes, vocation à devenir majoritaires. Si cette rotation permanente du capital à petites doses facilite la transmission, l’évolution des financements est aussi d’une grande aide. « Il y a encore vingt ans, les banquiers étaient réticents à financer ce type d’opérations, alors peu courantes. L’activité a désormais gagné en notoriété, avec la construction de tout un écosystème qui rend le marché plus fluide », poursuit l’associé-gérant de Ciclad. Les banques peuvent, ainsi, parfois financer un bridge pour pouvoir permettre aux gérants d'investir au capital tout en leur laissant le temps de percevoir leur carried.
L'appui bienvenu du GP stake
Parmi les nouveaux acteurs de cet écosystème, l’un a récemment été importé du monde anglo-saxon : le GP stake. L’entrée de ces fonds spécialistes de la prise de participation dans les acteurs du non-coté, vient en partie financer le cash-out des plus anciens, tout en accompagnant la montée au capital des plus jeunes. Mais ne serait-ce pas repousser le problème de la liquidité ? « Faire sortir un actionnaire minoritaire "professionnel" tel que le GP staker n’est pas une fin en soi. Pour autant, lorsqu’une société de gestion a réalisé sa transmission générationnelle et qu’elle a pu régénérer des disponibilités dans son bilan, rien ne l’empêche d’utiliser ce cash et de recourir à de l’effet de levier pour racheter les parts du GP staker », répond Laurent Bénard, directeur général d’Armen, premier GP staker à avoir émergé en France. Mais certains actionnaires ont toutefois vocation à le demeurer sur le long terme. « Nous apprécions particulièrement les acteurs indépendants qui s'inscrivent dans la durée, et sommes d’ailleurs prêts à entrer à leur capital afin de contribuer activement à la préservation de leur indépendance », expose Roger Caniard, directeur financier de la MACSF. L’investisseur institutionnel est par exemple monté au capital de Siparex, d’UI Investissement, de Founders Future et de Tikehau (lequel serait selon des rumeurs de marché en passe d’ouvrir son capital à un investisseur du Moyen-Orient), permettant souvent au passage le recyclage du cash entre les « anciens » et les « jeunes » associés. Quelque 70 % des fonds souverains interrogés par McKinsey dans son Global Private Markets Report 2025 se disent, d'ailleurs, intéressés par une prise de participation au capital d’un GP.
En profiter pour se développer
Cette typologie d’actionnariat pérenne, notamment adoptée par 123 IM avec l’entrée de family offices à son capital en 2023 ou par Andera (soutenu par New York Life Investments depuis l’an passé), est quasi-unanimement présentée comme l’option affichant le plus d’atours. Et pour cause, au-delà de faciliter en partie la transmission, elles permettent d’alimenter les nouveaux véhicules ou - dans le cas d’Andera - d’aller chercher de nouveaux LPs en s’appuyant sur les relations existantes de son nouvel actionnaire asset manager. Avec encore d’autres avantages à la clé. « Avoir une gouvernance incluant des actionnaires provenant d'un environnement différent du nôtre et pouvant nous apporter un éclairage sur les choix stratégiques a été clé dans la réussite de nos opérations de transmission », reconnait le président de Siparex. La société de gestion est, pour mémoire, détenue à 40 % par une holding (Siparex Associés) regroupant les principaux souscripteurs des véhicules du groupe (Michelin, Crédit Agricole Centre Est, Apicil, Edify, la MACSF…).
Des investisseurs plus exigeants
Pour les GPs, il est d’autant plus crucial de conserver les faveurs des investisseurs que la contraction de leurs allocations au non-coté - installée depuis plusieurs mois, faute de distributions -, ne semble pas s’améliorer. « L’environnement contraint de fundraising a poussé à un effort de maturité chez les gérants pour leur permettre d’être éligible à une éventuelle levée de fonds et d’apporter le service nécessaire aux exigences croissantes des LPs. Le track-record ne suffit plus », insiste Laurent Bénard. Engagés pendant huit à douze ans dans les véhicules, les investisseurs font ainsi monter en puissance ce droit de regard sur la vie de la société de gestion. Quelque 52 % des LPs sondés par Coller Capital dans son dernier baromètre ont d’ailleurs indiqué vouloir davantage de transparence sur le sujet. Ce que corrobore Jean-Christel Trabarel : « La question du plan de succession a toujours fait partie des DDQ. Mais si les LPs pouvaient auparavant se contenter d'une réponse molle, ils requièrent aujourd'hui un plan clair et daté, faute de quoi ils peuvent mettre un terme à toute due diligence dans certains cas ». S’ils sont déjà engagés dans les véhicules, les LPs peuvent faire jouer des clauses de key person ou de changement de contrôle, voire même des clauses de « divorce sans faute », dans les faits rarement mises en œuvre. « Il me semble normal que les principaux porteurs et partenaires historiques des sociétés de gestion soient tenus informés des évolutions potentielles sur le capital, puisqu'ils constituent leur principal fonds de commerce, abonde Roger Caniard. Nous tenons donc à être associés aux réflexions sur les offres des candidats et sur le rationnel de l’opération ». Les deux tiers des 112 LPs interrogés par Coller Capital dans son baromètre 2019 indiquaient accepter un GP stake si celui-ci est au service d'une transition générationnelle, seul un tiers approuvait ce type d’opération quand elle a pour objectif de financer le GP committment ou de créer de nouvelles stratégies.
Valoriser l'humain
Si l’entrée d’un actionnaire permet souvent de régler le problème de la valorisation des titres, celle de l’humain est souvent reléguée au second plan ou simplement ignorée. « Les rares fois où le sujet de la transmission a été abordé au sein du Club RH, il l’a uniquement été sur le volet capitalistique, et non sur la partie humaine », déplore Laëtitia Guetta, DRH d’Andera, qui assurait la co-présidence du club depuis sa création en 2022 par France Invest. Un paradoxe, alors que l’industrie présente une particularité : « L'intuitu personae est très forte dans nos métiers. Nos maisons sont donc très incarnées », souligne Bertrand Rambaud, rappelant donc l’importance pour le repreneur de « savoir prendre sa place intelligemment, rassembler les déçus et prendre le temps d’imprimer sa marque et sa vision ». Cette philosophie, le patron de Siparex l’a mise en pratique lui-même en 2009 en succédant à Dominique Nouvellet, qui incarnait le groupe depuis pas moins de trente ans.
Limiter l'âge du capitaine ?
Au-delà de la prise de marque des nouveaux gérants, la gestion de l’après-carrière des associés sortants est clé… notamment lorsqu’ils ont peu envie de lâcher du lest après plusieurs décennies et restent parfois perçus comme tirant toujours les ficelles. Plusieurs voix s’élèvent, d’ailleurs, en faveur de l’instauration d’une limite pour l’« âge du capitaine », à la manière des pratiques de certains grands groupes cotés. « Un bon plan succession doit absorber les aléas de vie ou humains, par exemple une montée en compétence ratée ou un souhait soudain de changement de vie, mais aussi régler le sujet de ceux qui n’envisagent pas de partir », témoigne Laetitia Guetta. Mais si les sociétés de gestion les plus avisées s’attachent désormais à travailler autour des valeurs corporate que doivent porter les nouvelles générations pour « désincarner » le pouvoir, la prise de relais ne se passe pas toujours comme prévu. La transmission de PAI par Michel Paris à un triumvirat en est l'exemple parfait, Laurent Rivoire ayant préféré il y a un an laisser pleinement les rênes aux deux autres MPs, Frédéric Stévenin et Richard Howell…